ENTRETIEN
MENÉ PAR GAGBEDEKOU, JOURNALISTE TOGOLAIS
EDEM
GADEGBEKU (E.G.) : Vous avez lancé, dans le
cadre de la dernière ligne droite de la campagne en prélude au
second tour de la présidentielle en France, une pétition pour
barrer la route de l’Elysée au Front National. Est-ce le Kofi
Yamgnane socialiste, ex responsable politique français et européen
ou citoyen du monde qui a parlé à cette occasion?
KOFI
YAMGNANE (K.Y.): Vous savez, le FN est le fils utérin du
fascisme européen des années 1930. C'est aussi le fils naturel de
tous ces « Français » qui ont collaboré avec l'ennemi
allemand contre lequel se battaient ceux qu'on a appelés « les
tirailleurs sénégalais », mais qui étaient aussi tchadiens,
congolais, dahoméens, togolais...etc et dont le FN ne veut pas voir
aujourd'hui les descendants en France.
Ma
condition de citoyen du monde en général, et de fils de l'Afrique
en particulier, me demande de livrer contre le FN un combat sans
merci...
E.G. :
Qu’est-ce qui va fondamentalement changer en France avec l’élection
d’Emmanuel Macron à la Présidence française?
K.Y.
: Emmanuel Macron est juste âgé de 39 ans : l'histoire
coloniale lui est donc totalement inconnue. Il va donc prendre ses
relations avec le continent africain comme des relations
diplomatiques normales. Il souhaite vraiment en finir avec les
séquelles de la colonisation qu'il qualifie de « crime contre
l'humanité », ce qui est tout à fait exact, puisque la
colonisation n'est rien d'autre que le prolongement de l'esclavage
sur place !
Donc
je pense que l'heure de la fin de la Françafrique a sonné, ce qui
va « civiliser » les relations entre la France (et donc
l'Europe) et le continent africain et apporter du même coup un peu
plus de sérénité et de paix entre la France et ses immigrés.
E.G. :
Faites-nous un portrait « light » d’Emmanuel Macron et
du Mouvement «En marche», vus sous vos dehors socialistes…
K.Y.
: Emmanuel Macron est un jeune homme intelligent,
volontaire...mais pressé, ce qui n'est pas un défaut puisqu'il est
en passe de remporter son pari ! Son mouvement En Marche !
lui ressemble beaucoup : pressé ! Pendant longtemps, j'ai
pensé qu'ils étaient l'un et l'autre des impostures et que très
vite, tout cela allait rentrer dans l'ordre de la latéralisation
politique traditionnelle de la France. J'avais simplement oublié
qu'il avait pris à ses côtés mon ancien collaborateur, Richard
Ferrand, garçon intelligent et très organisé, qui allait
additionner son savoir-faire à l'ambition de Macron...et ça marche.
E.G. :
Au regard de la férocité du débat du second tour de la
présidentielle en France, devrait-on s’attendre à une plus rapide
et démultipliée émergence de nouveaux Kofi Yamgnane et Pierre
N’gahane dans la société française pour refléter davantage la
diversité qui fait la force de l’Hexagone?
K.Y.
: Oui
absolument, tout cela devrait s'accélérer. J'avais espéré cela
déjà de François Hollande, mais j'ai été extraordinairement
déçu, puisque de ce point e vue, il a été en deçà même de
Nicolas Sarkozy, ce qui n'est pas très flatteur, j'en
conviens...Mais tout cela est désormais derrière nous, en tous cas
je veux le croire. Des nouveaux
Kofi Yamgnane et Pierre N’gahane peuvent donc être naturellement
attendus...
E.G. :
Quels devraient être les urgents chantiers politiques, économiques
et sociaux du nouveau Président français, après le 07 mai
2017?
K.Y.
: Forcément ce sont les problèmes qui préoccupent les
Français : la politique d'austérité qui a généré et
entretenu le chômage et la pauvreté ; la violence des
intégristes dont les Français sont très inquiets. La solution à
ce dernier ne devrait plus seulement être le combat armé contre
Daech ou Aqmi, mais intégrer les causes profondes des mauvaises
relations entre les dominés d'hier et les dominateurs. Il s'agit
désormais de comprendre que le monde a changé et que si rien n'est
fait, le désir de vengeance des colonisés d'hier, la pauvreté et
le sous-développement dont se sont rendus coupables les Occidentaux,
restera à l'ordre du jour. Il faut donc donner les moyens à ces
« damnés de la terre » de se développer chez eux et
pouvoir y vivre décemment. Voilà ce à quoi le prochain Président
de la République française, membre décisif de l'UE, devrait
s'atteler en priorité.
E.G. :
Le PS a reçu un coup sur la tête après le 1er
tour de la
présidentielle 2017 en France. De quelle manière devrait-il se
remettre en ordre de bataille en prévision des élections
législatives qui vont vite arriver?
K.Y.
: Oui le PS est assommé parce qu'il n'a pas compris assez vite
les mutations de la société française qui demande davantage de
justice et surtout une meilleure redistribution des richesses du
pays : le peuple de France n'en peut plus des politiques
d'austérité ! Le PS est resté enfermé sur lui-même :
nous sommes passés d'un parti de militants (celui de François
Mitterrand) à un parti de notables (celui de François Hollande) :
nous sommes donc aujourd'hui à la croisée des chemins. Ou bien nous
l'aurons compris et alors nous avons l'obligation de procéder
immédiatement à une analyse profonde de la société française,
savoir pour qui nous devons militer, nous fixer des objectifs de
progrès social pour tous les Français, travailler à une réforme
profonde de l'Europe : fin de l'Europe de la finance et
naissance d'une Europe sociale... Ou bien nous n'aurons toujours rien
compris, et alors le PS est condamné à une rapide disparition...
E.G. :
C’est la 1ère fois
en France, sous la Vème République, qu’un second tour de la
présidentielle n’oppose pas la Gauche et la Droite. Quelle lecture
faites-vous de la montée en puissance de l’extrémisme politique
en Europe et dans le monde occidental ces dernières années?
K.Y.
: Non ce n'est pas tout à fait vrai : déjà en 2002, notre
candidat, Lionel Jospin, a été éliminé au profit de Jacques
Chirac et de Jean-Marie Le Pen ! Cela n'enlève rien à la
pertinence de votre question. En réalité, il y a déjà des années
que les idées simplistes d'exclusion du FN ont infusé la société
française. Quand un Français au chômage, en charge d'une famille à
nourrir, soigner et former, est devant son poste TV où il voit un
démagogue beugler que le seul responsable de sa situation, c'est
l'immigré ; quand un grand responsable politique dénonce « les
bruits et l'odeur » des immigrés ; quand le même
responsable politique décrit un immigré père de famille, vivant
avec 3 ou 4 femmes, une pléthore d'enfants et qui touche 6 000€
par mois sans travailler....ce malheureux Français devant son poste
TV reçoit ce discours comme la vérité et bien entendu ne voit plus
dans l'immigré qu'un ennemi à abattre. C'est sur ce terreau de
mensonges et d'approximations racistes que le FN a poussé. La
« lepénisation » des esprits français est désormais
bien à l'oeuvre en France.
Ce
qui est vrai en France l'est aussi en Allemagne ou en Autriche, comme
en Pologne ou dans les États-Unis de Donald Trump...la recherche du
bouc émissaire responsable de tous les maux !
E.G. :
Principale cheville ouvrière de l’exportation et de
l’internationalisation du français dans le monde, l’Afrique en
général, et singulièrement l’Afrique subsaharienne, ont été
quasiment absentes du débat de la présidentielle française 2017.
Comment avez-vous vécu cet état de chose ? Qu’est-ce qui le
justifie?
K.Y.
: C'es exact que c'est l'Afrique francophone qui porte
essentiellement la langue et la culture françaises ; c'est
l'Afrique francophone qui donne son poids à la France dans les
instances internationales comme l'ONU ; c'est l'Afrique
francophone qui fait survivre le nom même de la monnaie française :
le franc ! On peut donc s'étonner que l'Afrique soit toujours
si absente des débats électoraux français. Mais cela ne peut
m'étonner, moi : l'Afrique n'est pas un sujet porteur en France
et le candidat qui s'y appesantirait n'en tirerait aucun bénéfice
en terme de voix. Il convient de vous dire la vraie vérité :
les Français « n'ont rien à cirer » de l'Afrique qu'ils
ne voient que comme un continent à problèmes, le continent de tous
les excès : excès de violences, excès de climat, excès de
démographie, excès d'émigration...etc.
J'ai
même assisté à un cours universitaire destiné à des jeunes
Français en École de Commerce où le professeur disait :
« partez à la conquête du monde ; investissez la Chine,
l'Inde, les USA, le Japon, le Brésil...etc, mais surtout oubliez
l'Afrique ! Nous y sommes !
E.G.
: Vous avez été le «Monsieur Afrique» de la
campagne de François Hollande en 2012. Après son élection à
l’Elysée, on ne vous a plus vu à l’œuvre !! Qu’est-ce
qui explique ce subit effacement de votre part?
K.Y.
: Oui en ma qualité de militant et de responsable socialiste,
c'était mon devoir de donner à notre candidat ce que je pensais
être utile à une politique africaine renouvelée de la France où
tout le monde serait gagnant. Je l'ai fait avec beaucoup de bonheur.
Lorsqu'ensuite je me suis rendu compte que François Hollande partait
en sens complètement inverse de ce sur quoi nous nous étions mis
d'accord, j'ai préféré ne pas participer à une politique que je
ne pouvais que désapprouver. La simple honnêteté me dictait de
m'effacer.
E.G. :
Intervention au Mali en 2013, discours musclé à l’égard de
Joseph Kabila à la faveur d’un Sommet de la Francophonie à
Kinshasa, impuissance de l’Elysée devant le sort des élections
contestées au Gabon et au Congo, etc. Quel bilan dressez-vous de la
politique africaine du PS sous François Hollande? Que devra-t-on
nécessairement améliorer dans cette politique sous le prochain
Président français?
K.Y.
: Au
total, le bilan de la politique africaine de Hollande n'est pas
brillant car il ne s'est pas engagé sur la voie de la sagesse et du
respect réciproque annoncée. Son intervention militaire dans le
massif des Iffogas a été un succès tout relatif à confirmer :
veut-il rester ad
vitam aeternam
au Mali pour en assurer l'unité et la stabilité ? Que va-t-il
se passer le jour où l'armée française aura décidé de tourner le
dos ?
Pour
ce qui est du rétablissement de la paix en République
centrafricaine, elle s’avère beaucoup plus complexe par
l’implication de la population civile.
Mieux,
il a autorisé une
multiplication incompréhensible des bases militaires françaises
dans le Sahel, d’Atar en Mauritanie à Faya Largeau et Zouar au
Tchad, en passant par Tessalit et Gao, au Mali. Et il n'est pas exclu
que plusieurs autres postes soient créés plus au nord, en bordure
des frontières libyennes, si Hollande reste au pouvoir.
Cette
présence française renforcée, diamétralement opposée à ce que
nous avions dit pendant la campagne de 2012, fait peser sur les
pouvoirs africains une pression diplomatique et militaire
déterminante. Mais dans quelle intention et pour quel objectif ?
C'est
tout cela qui doit changer : Président
de la République française, Emmanuel Macron doit tourner
définitivement la page de la colonisation, en finir avec les formes
plus ou moins subtiles du paternalisme néo-colonial, regarder
l'Afrique comme elle est aujourd'hui et pressentir ce qu'elle sera
demain, s'appuyer sur les forces qui feront l'Afrique de demain :
étudiants, jeunes entrepreneurs, diasporas, chômeurs diplômés,
artistes...
E.G. :
Le rajeunissement en cours de la classe politique en
France et en Europe en général pourrait-il déteindre à court
terme sur l’Afrique francophone dans laquelle un grand nombre de
chefs d’Etat ont la culture de la longévité au pouvoir? Comment
accélérer cette donne?
K.Y.
: Ce qui caractérise la démocratie en France et en Europe face
aux régimes politiques africains, ce n'est pas tant le
rajeunissement de leur classe politique, c'est plutôt l'alternance
elle-même, car la jeunesse n'est pas en soi une garantie de
démocratie. Ce que je reproche aux gouvernants africains, c'est leur
atavisme à vouloir s'éterniser au pouvoir alors même que le monde
entier bouge autour d'eux. Je souhaiterais qu'ils comprennent qu'un
seul parti, un seul individu ne peut pas pendant 20, 30, 40...ans, se
lever tous les matins avec des idées nouvelles pour son pays et pour
son peuple. C'est une imposture à laquelle les pays africains
doivent mettre rapidement fin s'ils ne veulent pas faire sombrer à
jamais leurs pays. Personne ne peut « accélérer cette donne »
en dehors des peuples africains eux-mêmes : la balle a toujours
été dans leurs camps.
E.G. :
Au cours des 50 ans prochaines années, l’Afrique, contrairement
aux autres continents du monde, aura une population davantage
rajeunie. Quel langage de vérité et quelle politique
gagnant-gagnant le prochain Président français doit-il adopter à
l’égard de ce «réservoir humain» qui constitue à la fois un
défi et une opportunité pour la France?
K.Y.
: La question essentielle aujourd’hui est celle
de la construction d’un nouveau mode d'échange entre la France et
le continent africain tel qu’il apparaît dans sa globalité et
dans sa diversité. Car l’Afrique c’est :
-
1
milliard de nouveaux habitants dans 40 ans (dont 50% de moins de 25
ans),
-
700 millions de nouveaux actifs (alors même que l’Europe en perdra
90 millions),
-
un impact écologique qui va doubler (après avoir augmentée de 240%
en 50 ans) et un potentiel de 326 millions de consommateurs.
L’Afrique
c’est aussi :
400
millions de personnes qui vivent avec moins de 1,25 dollars par jour,
un manque criant d’infrastructures et de stabilité, une espérance
de vie inférieure de 24 ans à celle des pays de l’OCDE et une
industrialisation qui ne représente que 11% de la production alors
même qu’elle est de 31% en Asie du Sud-Est.
En
même temps le décollage économique africain représente une
nouvelle donne.
En
bref, l’Afrique est devenue un enjeu vital, non seulement pour la
France, mais aussi pour l’Europe et pour le monde. En effet, la
politique africaine de la France a évolué plus lentement que
l’Afrique elle-même, ce qui n'est pas peu dire.
Si
elle veut être partie intégrante des relations avec l’Afrique, et
se repositionner après un recul sans précédent, la France doit
mettre en place une nouvelle stratégie : participer au
développement africain et saisir l’opportunité de la croissance
africaine. Et pour cela, il faut favoriser la participation des
diasporas africaines à la construction d’une nouvelle
Afrique-France, à l’opposé de la françafrique.
Oui
la croissance africaine existe : elle
n’est pas linéaire, elle est mal répartie, elle est injuste, mais
elle existe et la France et l'Europe, doivent en prendre conscience.
E.G. :
La France sous la Vème République n’arrive toujours pas à offrir
un meilleur traitement à ses DOM-TOM vus du continent noir comme un
«prolongement démographique historique» de l’Afrique. Le cas de
la Guyane est un exemple palpable de cette situation ces derniers
mois. Jusqu’à quand les DOM-TOM vont-ils bénéficier d’un
développement de seconde zone ou au rabais en France?
K.Y.
: Oui les DOM-TOM constituent encore aujourd'hui l'épine
douloureuse dans le pied de la France, qui l'empêche de marcher d'un
pas plus régulier et davantage en harmonie avec les valeurs
républicaines dont elle se réclame depuis 1789. Le déséquilibre
en matière d'investissements entre les DOM-TOM et « la
Métropole », la différence de traitement entre les
ressortissants des DOM-TOM et les ressortissants métropolitains en
France même, sont autant de signes inquiétants d'un colonialisme
rampant réel mais laborieusement nié par les dirigeants français.
Il
est vrai que pour les jeunesses africaines, ces DOM-TOM ne sont rien
d'autre que « le prolongement démographique historique »
de notre continent. Si la France veut à nouveau être regardée
comme la source des valeurs républicaines, elle doit changer son
regard sur ses DOM-TOM, ce qui implique le même changement de regard
sur le continent-mère.
En
ce sens, le choix du développement égalitaire des DOM-TOM et de la
Métropole est une absolue urgence pour le nouveau pouvoir en
France.
Protocole
proposé par Edem Gadegbeku de «aLome.com», portail d’informations
sur le Togo appartenant au réseau «aBidjan.net»