Breizh-info :
1. Après votre carrière politique en France et en Bretagne, vous
vous êtes engagé au Togo. Et aujourd'hui, où en êtes-vous?
Kofi
Yamgnane(K.Y.) :
En effet, je suis « tombé » dans la politique en
Bretagne puis en France alors que rien ne m'y prédisposait : je
n'ai reçu aucune formation en la matière puisque je ne suis diplômé
que d'une École d'ingénieurs. Mais les Bretons de Saint Coulitz,
bientôt suivis par les 14 communes du canton de Châteaulin puis par
l'ensemble du Kreiz Breizh, en ont décidé autrement : non
seulement ils m'ont donné un nom, mais aussi permis de m'initier à
la gestion d'une commune d'un département, d'une région, de la
France tout entière. Cela a été et reste un grand honneur pour moi
et je crois avoir fait tout ce que je pouvais pour servir mes
compatriotes avec bonheur, avec abnégation, avec la compétence
qu'ils m'ont reconnue.
Estimant
en avoir fait suffisamment, j'ai choisi de faire venir des plus
jeunes pour continuer le travail entrepris, en quittant tous mes
mandats électifs dès 2008. Et c'est donc tout naturellement que
j'ai pensé que je pouvais utiliser l'expérience acquise dans un
pays démocratique, pour servir mon pays d'origine, le Togo où le
mot « démocratie » est un ORNI(Objet Rampant Non
Identifié), piétiné par le pouvoir ; assourdi par le bruit
des bottes, des fusils et des chars ; assassiné à coups de
gourdins cloutés et de machettes...
Je
n'ai encore pas pu le faire cette fois-ci, ayant subi et continuant à
souffrir des embûches diverses et variées que me tend le pouvoir
autocratique qui sévit au Togo depuis 1967, sous la férule d'une
seule et même famille.
Mais
les Bretons m'ont appris qu'il ne faut jamais renoncer et donc, même
si cette fois encore je ne serai pas dans la compétition
présidentielle, le pouvoir togolais sait qu'il doit compter avec
moi.
Breizh-info :
2. Quel est l'état du continent africain à l'heure actuelle? Les
démographes s'inquiètent quant à l'explosion quasi-exponentielle
de la démographie. Comment est-ce possible de la réguler selon
vous?
K.Y.
Le continent africain en général, l'Afrique occidentale en
particulier, est d'ores et déjà le continent du 3e millénaire,
tant pour ses richesses naturelles que pour sa richesse humaine. Le
continent africain est appelé à devenir « l'eldorado »
du 21e siècle. Notre compatriote Bolloré peut vous le dire en
connaisseur, lui qui est déjà sur le continent.
Mais
pour cela, il faudra que les Africains se prennent en charge et
rejettent les modèles importés ou imposés de l'occident :
modèle du vivre-ensemble, modèle de développement, modèle de la
sécurité du continent, modèle culturel...etc.
Quant
à la démographie, j'admets avec vous qu'elle connaît un fort
développement, mais cela ne doit pas et ne peut pas être un
problème. L'Afrique compte bientôt 1 milliard d'habitants mais
c'est le continent dont la densité démographique est la plus faible
du globe. Elle peut clairement nourrir tous ses enfants à leur faim
et même prendre en charge des populations d'autres continents. Il
lui faut simplement trouver un modèle politique et un modèle de
développement conformes à son histoire, à ses civilisations et à
sa culture.
Cela
fait partie du travail dans lequel je prendrai ma part :
l'Afrique attend les contributions de tous ses enfants.
Breizh-info :
3. De Lampedusa à Mellila, des milliers de jeunes africains tentent
leur chance pour venir en Europe, tous les jours. Notre continent
est-il encore un Eldorado? Peut-il et doit-t-il accueillir la
jeunesse africaine?
K.Y.
J'appartiens à
cette génération d'Africains qu'on qualifie «d'intermédiaire»,
celle qui avait moins de 15 ans au moment des indépendances des pays
africains. Nous étions assez grands pour connaître, comprendre et
même admirer ceux que nous avons accepté d'appeler «les pères des
indépendances»: Ben Bella, Bourguiba, Nasser, Haïlé Sélassié,
Senghor, Sékou Touré, Houphouët-Boigny, Nkrumah, Olympio, Lumumba,
Kenyatta, Modibo Kéita, Mandela... ainsi que les non-alignés:
Gandhi, Sihanouk, Tito, et...les autres. Cependant nous n'étions pas
assez «mûrs» pour participer aux luttes contre le colonisateur,
autrefois esclavagiste.
Notre
génération a accédé ensuite au pouvoir, succédant à ces figures
de proue qui furent parfois éliminées par le crime.
Qu'en
a-t-elle fait, de ce pouvoir conquis dans la violence, souvent avec
l'aide des colonisateurs que nos pères croyaient avoir mis dehors,
mais qui utilisent les nouveaux venus pour régler leurs comptes à
ceux qui avaient osé les braver pour libérer leurs pays?
Incapables
de montrer le chemin de la liberté si chèrement conquise,
incapables de guider leurs peuples vers le développement, avides de
richesses, les nouveaux maîtres de l'Afrique sont quasiment tous
devenus, peu ou prou, des dictateurs, des suceurs du sang de leurs
propres frères et sœurs.
Découragée,
désespérée, affamée, la génération suivante, celle qui est
arrivée après la mienne, a purement et simplement déserté le
combat pour la liberté. Réfugiée dans le combat pour la survie,
reprenant à son compte les valeurs d’argent et d’individualisme
aujourd’hui dominantes, elle a cru n'avoir plus que le choix entre:
-
soit émigrer quoi qu'il arrive et quel qu'en soit le prix à payer :
beaucoup ont disparu pendant cette macabre «transhumance»; la
plupart de ceux qui sont parvenus à «l'eldorado» traînent leur
misère dans les villes européennes ou américaines, bardés de
diplômes universitaires mais obligés d'accepter pour quelques
euros, des boulots de sous-hommes: éboueurs, gardiens d'immeubles,
membres d'organismes de sécurité privée... surexploités, mal
logés, pourchassés par la police...
-
soit se transformer, en Afrique, en bandits de grands chemins :
coupeurs de routes, racketteurs, preneurs d'otages, pirates des mers,
trafiquants en tous genres, chefs de guerre, assassins...
Au
besoin, ils espèrent ennoblir leurs crimes en invoquant la «guerre
sainte», le djihad, en appelant l'islam au secours, alors que ce
faisant, ils trahissent allègrement le prophète, le Coran, la
Sunna...
Non,
l'Europe qui se barricade, s'enferme derrière ses hauts murs de
Schengen et autres, qui réinvente la théorie de la dérive des
continents pour s'éloigner de la plaque africaine... non, l'Europe
n'est décidément pas un Eldorado et la jeunesse africaine doit
savoir qu'elle n'est pas la bienvenue ici.
L'Afrique
est à la croisée des chemins: sa jeunesse qui s'en va constitue une
véritable saignée blanche pour nos pays et c'est insupportable.
C'est le moment pour la jeune génération de se ressaisir, de
reprendre le chemin de la conscience et de se mettre au travail pour
délivrer le continent.
Breizh-info :
4. Des deux côtés de la Méditerranée, un mouvement en faveur de
la remigration, c'est-à-dire le retour des populations dans leur
pays d'origine, se développe. Est-ce une solution pour le futur?
Cela ne permettrait-il pas à l'Afrique de se relancer
économiquement?
K.Y.
Je ne sais pas s'il faut absolument demander aux migrants de
retourner dans leurs pays d'origine. Voyons : il y a 6 millions
de Français installés à « l'étranger » pour y trouver
sans doute mieux que ce que nous avons ici. Imaginons leur retour en
France : accepteront-ils de prendre en charge le sale boulot que
font ici les immigrés du sud alors eux aussi repartis chez eux ?
De quelle manière participeront-ils au développement de leur pays
d'origine ? Quel type de relations entre les hommes et entre les
peuples inventerons-nous alors pour continuer à vivre ensemble ?
Prenons
conscience que le globe meurt de ses frontières : frontières
géographiques bien sûr, mais aussi frontières raciales, frontières
religieuses... Les croisades catholiques du Moyen-Âge n'ont pas
suffi en souffrances aux hommes et donc plus de 600 ans après, nous
avons le djihad... N'est-il pas temps d'y donner un coup d'arrêt ?
Breizh-info :
5. Comment jugez-vous le bilan du Parti Socialiste en Bretagne, à
quelques jours des élections départementales et à quelques mois
des régionales?
K.Y.
Je dois dire que nous socialistes, nous n'avons sans doute pas fait
tout ce qu'il fallait pour continuer à hisser la Bretagne au niveau
des plus grandes régions d'Europe comme la Bavière ou la Catalogne,
mais nous avons fait mieux que la droite : je vous rappelle que
le portique écotaxe qui a réveillé tous les démagogues bretons et
que nous avons supprimé en Bretagne, est une production des
gouvernements Sarkozy, Fillon et autres Juppé. Dois-je rappeler qu'à
plusieurs reprises Sarkozy a dit tout le mépris qu'il avait pour
notre Région : notamment à Brest et au Guilvinec ?
Pour
le reste, moi je fais partie de ceux que l'on appelle « les
socialistes atterrés ». Plus de trente
ans après mars 1983, un gouvernement à majorité socialiste opère
un second tournant de la rigueur. Il paraît qu'il n'existe aucune
autre alternative... J'ai
été membre de l'équipe de campagne de François Hollande en 2012
parce qu'après la catastrophique gestion de Sarkozy, j'ai fait mien
le slogan « le changement, c'est maintenant ». Le
virage que nous avons effectué en 2014 et qui s'est matérialisé
par un plan d’austérité de 50 milliards d'euros au détriment de
la croissance, de l’emploi, de la protection sociale, des services
publics et du pouvoir d’achat... m'est difficilement supportable.
Militant
socialiste depuis 1983, longtemps membre du Conseil National, je suis
d’autant
plus atterré que ce choix fondamental n’a été délibéré dans
aucune instance de notre parti, et a-fortiori
dans
aucun congrès...
Vous
m'avez compris : ce bilan n'est pas à la hauteur du changement
attendu, ni du peuple de France, ni des Bretons, ni de moi. Et
pourtant, en ma qualité de socialiste, je
serais
condamné à expliquer à mes concitoyens qu’après la
« désinflation compétitive », après le « choc de
compétitivité », c’est désormais le « pacte de
responsabilité », un cadeau pur, simple et sans aucune
contre-partie fait aux « patrons », qu’il faut
administrer à notre pays.
Autour
de moi, j'observe mes amis bretons, ceux qui m'ont accompagné et
porté aux divers combats de gauche que j'ai menés durant 30
ans...et j'écoute leur silence et leur résignation à
constater(avec quelle amertume!) que le choix de l’exécutif risque
de mener inexorablement notre camp, défaite électorale après
défaite électorale, à un nouveau 21 avril qui menacera l’existence
même de notre parti en 2017, risquant du coup de laisser la place à
un gouvernement d'extrême-droite... Quelle responsabilité !
Vous comprenez avec quelle angoisse j'attends les échéances que
vous évoquez...
Breizh-info :
6. Que répondez-vous à ceux qui ne comprennent pas comment l'on
peut à la fois s'investir au Togo et en France ? La double
nationalité est-t-elle selon vous une bonne chose ?
K.Y.
Ceux qui disent
cela, s'ils le disent en me regardant, sont au moins myopes, sinon de
mauvaise foi car je ne suis pas à la fois en France et au Togo.
C'est précisément pour ne pas « courir deux nationalités à
la fois », comme vous dites, que j'ai attendu d'avoir fini tous
mes mandats en France avant d'aller au Togo.
Quant
à la double nationalité dans la vie courante, je pense qu'elle est
une richesse. En tous cas elle ne peut pas être un obstacle pour une
femme ou un homme conscient de ses responsabilités à les exercer
avec discernement. Et puis dans ce monde globalisé, quel sens y
a-t-il à revendiquer mordicus,
son appartenance à un clocher ?
Sur
le fond, même devenu Président de la République du Togo, je ne
renierai pas ma nationalité française ; je ne renierai pas que
j'ai été maire de Saint Coulitz ; je ne renierai pas que j'ai
été Vice-Président du Conseil Général du Finistère ; je ne
renierai pas que j'ai été Conseiller Régional de Bretagne ;
je ne renierai pas que j'ai été Député de la Nation française ;
je ne renierai pas que j'ai été Secrétaire d'État dans deux
gouvernements de la République française ; je ne renierai pas
que je suis Commandeur dans l'Ordre National de la Légion
d'Honneur...etc.
Ne
sont-ce pas là des raisons suffisantes à convaincre les Français,
surtout les entrepreneurs exerçant au Togo, que je ne peux pas
chercher à nuire à leurs intérêts, même s'il est normal que je
défende en priorité les intérêts du Togo ? Veulent-ils et
peuvent-ils comprendre que toutes choses égales par ailleurs, un
démocrate vaut mieux qu'un dictateur, y compris pour protéger leurs
intérêts ?
Et
pourtant, quelques rares personnes pensent le contraire :
d'après elles, je serais mal intégré en Bretagne puis mal
réintégré au Togo. C'est d'ailleurs la thèse que votre propre
site breizh-info.com
a développée dans son fameux article publié le 13 décembre 2013
« Kofi
Yamgnane, du Togo à la Bretagne et retour »,
repris avec délectation par le pouvoir autocratique togolais pour
expliquer aux Togolais que je ne serais qu'une espèce de
chauve-souris dont personne ne veut : ni tout-à-fait oiseau, ni
tout-à-fait souris... Je dois dire que cet article m'a profondément
blessé : non seulement je constate qu'il ne s'agit que d'une
affirmation gratuitement malveillante, mais encore je me suis senti
trahi par les miens, mes frères bretons...pas tous, heureusement !
Breizh-info :
7. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur l'état de la France? Du
monde?
K.Y.
Vaste programme !
Pour
ce qui est de la France et de l'Europe, je pense vous avoir
abondamment répondu : elles s'enferment, elles s'isolent et
repoussent au loin tous ceux qu'elles considèrent comme des
« parasites » venus manger leur pain blanc, profiter de
leurs diverses allocations sociales, de leur système de santé et de
retraite, leur « piquer le boulot »... Selon moi, leur
état n'est pas beau et leur avenir est sombre.
Pour
ce qui est du monde, c'est une question me trotte dans la tête
depuis très longtemps. C'est pour en parler avec eux qu'à l'aube du
21e siècle, j'ai demandé et obtenu un entretien avec Aimé CÉSAIRE
en juillet 2000 et Nelson Madiba MANDELA en septembre de la même
année.
Comme
disait le fameux philosophe grec, j'ai en mains une lampe-torche car
dans cette totale obscurité de ce monde, « je cherche un
Homme ». J'ai pensé que ces deux hyper-grands africains
pouvaient me donner une plus puissante lampe-torche et me
montreraient le chemin. Je crois avoir obtenu les deux : et la
lampe et le chemin. Je les partagerai un jour : un livre ?
En
attendant, je peux juste vous dire aujourd'hui que nous avons abordé
beaucoup de thèmes sur l'état de ce monde : l’aventure
humaine, l’évolution de l’humanité et du monde contemporain
jusqu’à l’actualité d’aujourd’hui, la représentation de
l’homme et de son histoire, le sens des relations entre les hommes,
entre les peuples et le sens du dialogue entre les cultures… sans
occulter, bien sûr, aucune des questions qui font débat: relier les
mondes, franchir le temps, croiser les regards, vivre ensemble, la
religion et le sacré, la guerre, le pouvoir, l'État, la société
humaine et son environnement… Au nom de l’humanisme africain, j’y
suis très attentif.
Un
autre jour...nous en reparlerons peut-être.
Propos
recueillis par Yann Urvoas