samedi 3 janvier 2015

Devoirs oubliés...


Quand j’étais étudiant à Brest, mon professeur de physique me pria un jour à dîner. La chose n’était pas si courante que je ne pusse l’estimer à son juste prix : j’étais le seul étudiant noir de toute la ville !
Habituellement, c’était « la dame de maison » qui préparait les repas. Ce soir-là, la femme du professeur avait elle-même fait la cuisine. Au moment de manger la salade verte, je me suis aperçu qu’il y avait sous les feuilles, dans mon assiette, une énorme limace, vivante, bien entendu.
J’avais le choix entre deux solutions : repousser la limace au bord de l’assiette, ou bien ne pas toucher à la salade en évoquant je ne sais quel prétexte. Si je laissais paraître le moindre signe de dégoût, je risquais de froisser mes hôtes, de les gêner, de gâcher la soirée.
Je pris le parti d’envelopper la limace dans une feuille de salade et d’avaler le tout sans mâcher. Je l’ai fait par respect pour cette femme qui s’était donné beaucoup de mal, pour mon professeur que j’aimais beaucoup. J’estimais qu’il était de mon devoir de ne pas créer d’incident pour un détail sans importance. Et je n’en suis pas mort...
Je ferai l’éloge de la limace. Elle nous invite à définir nos comportements en fonction de certains critères qui rendent agréable, ou tout au moins possible, la vie en société. N’importe quelle conversation entre les membres d’une même famille, comme autour d’une table de négociation, attire une profusion de limaces qu’il est bon de savoir avaler sans mâcher. Le quant-à-soi
nous inviterait à recracher les limaces à la figure de notre interlocuteur, qui en tient autant à notre service.
Généralement, celui qui détient la certitude – la plus bête de toutes – d’avoir raison, collectionne les limaces sur le bord de son assiette. Il n’y a plus qu’à se lever en renversant les chaises et à se jeter les assiettes à la tête.
L’oubli de soi est la première qualité de l’avaleur de limaces. Si l’on demeure sous la sujétion insidieuse de Sa Majesté-le-Moi, la limace devient le prétexte de la troisième guerre mondiale. L’idée platonique qu’on peut se faire de soi-même finit par trouver des limaces même là où il n’y en a pas.
Je crois que la limace est appelée à jouer un grand rôle dans une société qui ne croit plus faire de différence entre la vanité et le respect de soi-même, lequel n’est jamais que la réplique du respect des autres. Je n’ai jamais dit que j’aimais les limaces, mon africanité pourrait soulever des doutes sur mes goûts culinaires ! Disons que je fais avec.
Ne gaspillons pas les limaces que nous trouvons dans notre assiette sous une feuille de salade. C’est l’occasion de nous prouver à nous-mêmes que nous sommes capables d’ingurgiter ce qui nous déplaît pour mieux savourer en commun ce qui nous plaît.
« De la limace et du citoyen » ou l’apprentissage du savoir-vivre. Cette expression va bien au-delà des bonnes manières et décèle en chacun de nous la capacité de réciprocité où se décline à l’infini la somme des devoirs oubliés dont le manque se fait cruellement sentir à tous les échelons de la société des hommes...

Extrait de Droits, devoirs et crocodile, éditions Robert Laffont.

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