Quand
j’étais étudiant à Brest, mon professeur de physique me pria un
jour à
dîner. La chose n’était pas si courante que je ne pusse l’estimer
à son juste prix
: j’étais le seul étudiant noir de toute la ville !
Habituellement,
c’était « la dame de maison » qui préparait les repas. Ce soir-là,
la femme du professeur avait elle-même fait la cuisine. Au moment de
manger la salade verte, je me suis aperçu qu’il y avait sous les
feuilles, dans
mon assiette, une énorme limace, vivante, bien entendu.
J’avais
le choix entre deux solutions : repousser la limace au bord de
l’assiette, ou
bien ne pas toucher à la salade en évoquant je ne sais quel
prétexte. Si je laissais
paraître le moindre signe de dégoût, je risquais de froisser mes
hôtes, de
les gêner, de gâcher la soirée.
Je
pris le parti d’envelopper la limace dans une feuille de salade et d’avaler
le tout sans mâcher.
Je l’ai fait par respect pour cette femme qui s’était donné
beaucoup de
mal, pour mon professeur que j’aimais beaucoup. J’estimais qu’il
était de mon
devoir de ne pas créer d’incident pour un détail sans importance.
Et je n’en
suis pas mort...
Je
ferai l’éloge de la limace. Elle nous invite à définir nos
comportements en
fonction de certains critères qui rendent agréable, ou tout au
moins possible,
la vie en société. N’importe quelle conversation entre les
membres d’une
même famille, comme autour d’une table de négociation, attire une profusion
de limaces qu’il est bon de savoir avaler sans mâcher. Le
quant-à-soi
nous
inviterait à recracher les limaces à la figure de notre
interlocuteur, qui
en tient autant à notre service.
Généralement,
celui qui détient la certitude – la plus bête de toutes –
d’avoir raison,
collectionne les limaces sur le bord de son assiette. Il n’y a plus
qu’à se
lever en renversant les chaises et à se jeter les assiettes à la
tête.
L’oubli
de soi est la première qualité de l’avaleur de limaces. Si l’on
demeure sous
la sujétion insidieuse de Sa Majesté-le-Moi, la limace devient le
prétexte de
la troisième guerre mondiale. L’idée platonique qu’on peut se
faire de soi-même finit
par trouver des limaces même là où il n’y en a pas.
Je
crois que la limace est appelée à jouer un grand rôle dans une
société qui ne
croit plus faire de différence entre la vanité et le respect de
soi-même, lequel
n’est jamais que la réplique du respect des autres. Je n’ai
jamais dit que
j’aimais les limaces, mon africanité pourrait soulever des doutes
sur mes goûts
culinaires ! Disons que je fais avec.
Ne
gaspillons pas les limaces que nous trouvons dans notre assiette sous
une feuille
de salade. C’est l’occasion de nous prouver à nous-mêmes que
nous sommes
capables d’ingurgiter ce qui nous déplaît pour mieux savourer en commun
ce qui nous plaît.
«
De la limace et du citoyen » ou l’apprentissage du savoir-vivre.
Cette expression
va bien au-delà des bonnes manières et décèle en chacun de nous la
capacité de réciprocité où se décline à l’infini la somme des
devoirs oubliés dont
le manque se fait cruellement sentir à tous les échelons de la
société des hommes...
Extrait
de Droits, devoirs et crocodile, éditions Robert Laffont.
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